Naplouse, Nablus, la perle de l’histoire palestinienne. Le théâtre sanglant de la seconde Intifada, la ville proclamée des martyrs, aussi. Comment composer le portrait d’une ville en apparence insaisissable ? En dressant celui de ses habitants, acteurs de son histoire passée et à venir : résistants, journalistes, musiciens, hommes d’églises. Jeunes. Ceux qui font le pays d’aujourd’hui à partir de leur vécu, un passé qui s’éloigne peu à peu, mais dicte encore bien des comportements. Ceux qui souhaitent lui composer un avenir, toujours en pointillé. Une ville à un tournant de son histoire, qui renaît grâce à l’essor du tourisme et à l’ouverture des barrages, mais qui peine à dévoiler un horizon autrement qu’en référence à la guerre, au passé et au désir d’oublier. Une ville à l’image de la Palestine, éprouvée mais indomptable.

Incipit : une renaissance douloureuse

Revenir à Naplouse dix ans après l’avoir quittée, c’est assister à une petite métamorphose. Les habitants qui ont pu fuir la ville au commencement de la seconde Intifada reviennent souvent avec la même histoire : ils ne reconnaissent pas leur cité. En quelques années, la deuxième plus grande agglomération de Cisjordanie a subi une transformation profonde. Naplouse s’est reconstruite, mais elle y a laissé une partie de son âme.

« La petite Damas »

Son patrimoine millénaire en fait l’un des joyaux — méconnus — de la région. Un symbole meurtri de l’histoire, au même titre que Bagdad, Beyrouth ou Damas. Les voyageurs et pèlerins ont d’ailleurs longtemps surnommé Naplouse, carrefour majeur sur la route des caravanes, « la petite Damas ». Aujourd’hui, la comparaison continue. À dix années d’écart, les deux villes ont subi le même sort : la destruction aveugle d’un patrimoine architectural et culturel d’exception.

Quand la capitale syrienne se débat toujours dans un champ de ruines, les rues de Naplouse sont aujourd’hui grouillantes de vie. Les visiteurs viennent d’autres villes à travers la Cisjordanie, de localités arabes situées en Israël. Des autocars de luxe déversent des touristes dans l’hypercentre. Le souk et ses échoppes abondent en marchandises, quand des dizaines de personnes font la queue devant des boutiques bondées. On y vend de tout, entre autres les spécialités de la ville, savon, baklava et kunafe, pâtisserie feuilletée trempée dans le sirop.

Le nouveau joyau de la ville symbolise cette modernité affichée. S’élevant au-dessus du cœur de Naplouse, un centre commercial ultramoderne arbore des dizaines de boutiques vendant de tout, du vêtement de créateur au jeu vidéo. Rafidiya, l’artère branchée de la ville, les nombreux immeubles en construction, les hôtels qui rouvrent progressivement leurs portes, ou New Nablus, quartier résidentiel de luxe sortant de terre, en témoignent : Naplouse s’est bien relevée. Peut-être un peu trop vite.

Une ville laissée pour morte

Pour comprendre l’étonnement de celui qui revient à Naplouse aujourd’hui après une longue absence, il faut retourner dix ans en arrière. Pendant la deuxième Intifada, la ville était assiégée par les forces de Tsahal, l’armée israélienne. Les militants du Hamas et du Fatah envoyaient des kamikazes sur les villes israéliennes — Netanya et Hadera, jusqu’à Tel Aviv —, avec une facilité terrible. Un cercle vicieux, intraitable : chaque attaque terroriste était suivie d’une opération militaire, qui déclenchait en retour une nouvelle attaque terroriste, suivie d’une opération militaire renforcée. Cela dura ainsi de nombreux mois.

Pendant les opérations militaires, Naplouse était une ville morte, étouffée, sous couvre-feu. Les habitants avaient l’interdiction de quitter leurs maisons, sauf à de très rares exceptions. La pénurie était violente et le vent soufflait le vide dans les étalages des magasins. Le flanc des rues dévoilait de longues balafres — qu’elles portent toujours — après le passage de chars qui, ne pouvant emprunter les ruelles étroites du souk, avançaient sans se soucier des constructions et de leurs occupants.

Ordures entassées dans les rues et puanteur de la ville au plus haut des cieux, Naplouse éteinte et étouffée. Des ombres violaient le couvre-feu, en lançant, de coin en coin, des regards en arrière, dans le silence tendu des rues. Un silence ponctué parfois du bruit des chenilles et de l’écho de coups de feu fauchant au hasard. De l’autre côté de la frontière, partis mener leur guerre, les shahid (martyrs), des hommes, des femmes, même des enfants. Durant ces années, Naplouse fournissait une réserve inépuisable de jeunes prêts à se sacrifier. L’armée israélienne a ainsi mis toute une ville en état de siège. Et l’a laissée pour morte, en se retirant.

Un nouveau souffle depuis dix ans

Comment, dès lors, Naplouse s’est-elle métamorphosée en si peu de temps ? Il y a tout juste dix ans, les gens n’osaient même pas sortir de leurs maisons. Ce relèvement économique peut être attribué à deux facteurs distincts. D’une part, l’ouverture progressive des barrages depuis 2009 et la facilitation des déplacements ont permis aux Palestiniens et aux Arabes Israéliens de venir visiter la ville en nombre, d’y revenir, et d’y investir plus facilement.

Ensuite, les autorités ont fait tout leur possible pour renforcer la sécurité intérieure dans les villes et rétablir l’ordre public, après que les infrastructures de sécurité existantes se sont effondrées au cours du conflit. Sur cette base, les activités ont repris, et la ville a retrouvé un nouveau souffle. Certes, ce changement n’est pas limité à Naplouse. Aujourd’hui, Ramallah, Jénine, Tulkarem et Qalqilya sont toutes devenues des villes animées, dynamiques. Elles sont les moteurs économiques d’une Cisjordanie qui se réinvente un avenir.

La ville du ressentiment

Néanmoins, le phénomène nabulsi est limité. La population souffle, la ville a bien changé. Mais le changement n’est pas univoque. Avant la guerre, Naplouse était un centre culturel et politique majeur à l’échelle de la Palestine. Aujourd’hui, malgré le dynamisme économique et la reconstruction d’une partie du vieux centre, Naplouse reste une ville sinistrée, tout du moins dans les esprits.

Le passé a laissé de lourdes marques. La ville a maquillé ses blessures, mais ne les effacera pas de sitôt. Depuis quinze ans, Naplouse est la ville du ressentiment et de la peur. Le traumatisme subi par la population court comme une trace dans les esprits.

Sur ses murs, elle porte toujours fièrement les portraits de ces hommes partis se faire exploser de l’autre côté du barrage. Des portraits aux couleurs criardes, photoshopés à l’emporte-pièce, dans des poses caricaturales de films de guerre américains. Une partie de la jeunesse revendique encore un droit aux représailles, quand les actions ciblées israéliennes font des victimes chaque semaine.

La troisième Intifada est loin

Dans la rue, les habitants de la ville sont partagés. Si certains arrivent à mener des affaires, il est souvent question, dans les discussions, de la manière dont l’économie est broyée pour une broutille par l’État israélien, de la façon dont il est si difficile de survivre, ici, ou du triste état de l’Autorité palestinienne. Mais comme beaucoup de choses en Palestine, tout cela est relatif. Difficile de ne pas comparer hier et aujourd’hui.

La troisième Intifada semble loin. Il est vrai que cela pourrait changer en un instant, mais beaucoup ont tiré des conclusions drastiques des derniers événements. La majorité des jeunes veulent avancer. Délaissant les armes, certains continuent le combat par d’autres moyens. Ils investissent pour faire prospérer leur pays. Ils exportent culture et idées en diffusant debke et musique traditionnelle au-delà des frontières.

C’est cette ville qui est à raconter. Son passé, ses blessures toujours ouvertes, mais aussi son allant, sa jeunesse impatiente et ses paradoxes. Naplouse est une miraculée, et comme telle, elle avance dans un mélange de peur et d’insouciance, de tempérance et d’avidité. Un laboratoire fascinant de la société palestinienne d’hier et d’aujourd’hui.

Résistance(s) et patrimoine

Embellie par ses deux montagnes, elle est devenue joli jardin

aux fleurs parfumées et aux pâturages,

Quelle terre fertile elle devient, quand les nuages sont menés par les vents du Sud !

Que cette terre soit sacrée, Que la pluie la visite continuellement,

Dans l’amour et la tendresse.

Ahmad Ibn Abdul-Karim an Nabulsi, vers 1014, cité dans Ad-Dabbagh,1988, vol VI. P 148 (traduction Josselin Brémaud).

Quand ces vers sont écrits par Ahmad Ibn Abdul-Karim an Nabulsi, vers 1014, la ville de Naplouse commence tout juste à parler arabe au lieu du grec, mais s’apprête déjà à fêter son premier millénaire, à proximité de la cité biblique de Sichem. Appelée Néopolis à l’époque antique, la ville est la perle de l’histoire palestinienne. Des strates de multiples civilisations composent son noyau historique, témoignage de la très riche histoire de la région.

Les visiteurs le soulignent souvent, les habitants de Naplouse sont accueillants. Ils possèdent l’art de recevoir avec égard, quels que soient leur rang ou leur richesse. C’est bien là un privilège des peuples battus sur l’autel des conquêtes. Malgré les invasions successives, les destructions continues et les pertes civiles, jamais la ville de Naplouse et ses habitants n’ont plié l’échine ou sacrifié au désespoir.

Ville de tous les empires et royaumes

La ville entière semble porter cette souffrance avec panache, philosophie. Les Nabulsis ne se sont jamais départis de cette résignation farouche face au sort, dans un spectre de ruine n’en finissant plus de s’étirer. Comme la plupart des cités de la région, elle est passée aux mains d’innombrables empires, suivant les mouvements de fonds des civilisations déclinantes et émergentes. L’empereur Hadrien y construit un immense théâtre de sept mille places. Le géographe arabe al Maqdisi décrit la ville au Xe siècle comme un « petit Damas ». Naseer Arafat, architecte et membre de la Nablus Preservation Society, connaît parfaitement l’histoire locale. « Après l’arrivée des Croisés en 1099, la ville devient l’une des villes majeures du Royaume de Jérusalem. Fondée par les romains en l’an 72, la citée passe successivement aux mains des Byzantins, Arabes, Croisés, Mamelouks, Ottomans, Britanniques et Jordaniens. Puis plus proches de nous les Israéliens », explique-t-il, dans les locaux de l’association qui vise à redonner à la ville son lustre d’antan. Le soleil du petit matin est déjà éclatant, et pour atteindre le bureau de l’architecte, situé dans le vieux centre de la ville, il faut traverser le souk et son tapage incessant.

La visite provocante de feu Ariel Sharon à la mosquée Al-Aqsa de Jérusalem le 28 septembre 2000 fait éclater la seconde Intifada. À la suite d’incursions répétées, les forces armées israéliennes causent de lourds dégâts dans la vieille ville, condamnant en quelques heures un patrimoine millénaire. Début avril 2002, les forces de Tsahal bombardent balad al qadima (la vieille ville). Quatre-vingt-cinq maisons sont détruites et 395 deviennent inhabitables à la suite des bombardements. En tout, plus de 2 000 maisons ont subi des dégâts, certains très lourds. L’armée israélienne aura détruit plus de vieux bâtiments que le brutal tremblement de terre de 1927.

Traditionnellement connue pour sa fabrication de savon naturel à partir d’huile d’olive, Naplouse accueillait à son apogée plus de 20 savonneries. L’architecte explique, en évoluant difficilement dans les venelles du souk pour parvenir aux bâtiments en question : « Deux sont encore debout, d’autres abandonnées et, malheureusement, trois ont été dévastées lors de l’invasion israélienne de 2002. Il en est de même des huit hammams traditionnels : deux seulement sont toujours en cours d’utilisation. Des bâtiments de grande valeur historique ont été endommagés ou détruitsLa mosquée al Khadra, la mosquée an Nasr, l’église catholique orthodoxe, le caravansérail Ouest et les usines de savon de Kan’an et an Nabulsi », s’insurge Nasser Arafat. Tout cela sans compter les infrastructures détruites, les rues, réseaux d’eau, d’électricité et lignes de téléphone démantelées.

Coupés du monde

Mais la résistance et la fierté des Nabulsis ont joué contre le déclin de la ville. La « montagne de feu » (Jebel an nar), comme les troupes napoléoniennes défaites ont surnommé la ville de Naplouse, est faite d’un bois très dur. « L’histoire de la ville et de ses habitants le montre, à Naplouse, il existe une tradition de résistance très vivace. Plus qu’à Ramallah », explique Ghaith, jeune homme de 27 ans, vendeur de parfum dans une boutique de luxe de Rafidiya et pompier volontaire.

Dans le salon flambant neuf qu’il vient d’achever, sur un versant du mont Ebal, il raconte sa guerre. Malgré son jeune âge, il s’est beaucoup investi sur le terrain de la seconde Intifada, à partir de 2002. Il gérait les équipes de volontaires internationaux venus prêter main forte à la Palestinian Medical Relief Society, une association médicale palestinienne qui a beaucoup soutenu la population civile lors des combats.

« De 2002 à 2004, la situation était terrible. Vers 2004 ou 2005, les choses se sont améliorées », lance-t-il, sans jamais abandonner son sourire. Un optimisme qui affleure dans le discours de bien des Palestiniens. Car en 2004, et jusqu’en 2009, la ville était coupée du monde par les barrages et check-points de l’armée israélienne, et placée régulièrement sous couvre-feu. Elle subissait toujours de nombreux dégâts matériels et de multiples pertes humaines. « J’ai dû changer ma carte d’identité à Ramallah. J’ai payé cher pour que ma ville d’origine ne soit plus Naplouse, afin d’être plus mobile et ne pas rester coincé ici. »

Tirer sur une ambulance en circulation

« Mon travail consistait à acheminer de la nourriture, des médicaments et à prodiguer les premiers soins. Amener les gens jusqu’à l’hôpital, également. Parfois, des femmes enceintes devaient attendre des heures avant de pouvoir accéder au personnel médical. » La guerre est sans morale. Des deux côtés du conflit, la peur dicte sa loi. Les provocations des uns répondent à celles des autres. « Les arrestations avaient lieu à tout moment, partout. Nous avions perdu toute notion de tranquillité. Il m’est arrivé de voir des soldats israéliens tirer sur une ambulance en circulation. »

Au plus fort des combats, le couvre-feu empêchait les gens de sortir, même pour aller chercher de la nourriture ou satisfaire les besoins du quotidien. Les morts, aussi, ne trouvaient pas la paix. « Les soldats utilisaient des chiens pour contrôler les corps au sol, voir s’ils ne portaient pas de bombes. » Les enterrements étaient parfois impossible à organiser pour les familles. « Les gens utilisaient de la glace pour conserver les corps au frais avant de penser à les enterrer, bien plus tard. »

À cette époque, personne ne savait plus à qui se confier, à qui faire confiance. « Israël utilisait les ONG pour approcher les blessés suspectés de terrorisme et les abattre. Parfois, des informateurs israéliens portaient le hijab [NDLR, voile intégral] pour passer inaperçus. » À l’intérieur même des familles palestiniennes, on ne se faisait plus confiance. Dans le camp de Balata, épicentre de la résistance, les dénonciations venaient parfois des proches.

« Qui tirerait profit d’une troisième Intifada ? »

Pourtant, il tempère souvent son propos, et explique que même la guerre n’a jamais réussi à couper complètement les ponts de la coopération entre Palestiniens et Israéliens : « En tant que pompiers volontaires et en dehors des interventions militaires, nous agissions et agissons quelle que soit la nationalité des personnes accidentées. Nous opérons souvent de concert avec les pompiers et infirmiers israéliens. »

Pour Ghaith, une troisième Intifada est inenvisageable : « Qui en tirerait véritablement profit ? Les Israéliens ne veulent pas dépenser cet argent. Ce sont des sommes énormes. Les Palestiniens ont payé le prix du sang à de trop nombreuses reprises. La pression de la société civile israélienne contre un nouveau conflit est également très importante. Non, les seules personnes qui feraient profit de toutes ces violences sont les traders internationaux. Le trafic d’armes, entre autres, a tout à y gagner… »

Ville ouverte, blessure ouverte

Aujourd’hui, les combats ont cessé et les affaires reprennent. Doucement : « La situation économique est mauvaise. Il est toujours très difficile de lancer son entreprise, d’obtenir des fonds, du soutien », témoigne Ghaith, obligé de cumuler les emplois. Le tourisme a longtemps pâti de la guerre. La ville étant complètement coupée du reste du pays, franchir les contrôles pouvait prendre des heures. Tout le monde n’avait pas la possibilité de passer de l’autre côté.

Les touristes, pourtant assez nombreux avant le conflit, ont disparu pendant dix ans. Aujourd’hui, si le quartier Rafidiya et la rue Al-Quds sont toujours des zones C, sous contrôle israélien, le tourisme semble reprendre. « Les autorités israéliennes, explique Ghaith, n’incitent pas les visiteurs à passer en Palestine. Encore moins à Naplouse, imaginez. Quelqu’un qui explique qu’il veut venir ici à son arrivée à l’aéroport Ben Gourion de Tel-Aviv n’est pas certain d’obtenir un visa. »

Les villages autour de Naplouse ont beaucoup souffert de la situation, et pâtissent aujourd’hui d’un certain retard par rapport à la grande ville. « Des femmes ne pouvaient pas aller à l’université a cause du hijab. Au cours de l’Intifada, personne ne descendait en ville. » Un gouffre s’est creusé entre la ville et ses marges.

Écrire l’histoire au futur

En racontant l’histoire de la ville, on ne peut ignorer la tristesse et la douleur subies quotidiennement par les Nabulsis ces dernières années. Les destructions ont ébranlé non seulement les fondements de son tissu urbain, mais également les sentiments et les rêves de ses habitants.

« La préservation des monuments historiques et du patrimoine culturel de la vieille ville devrait aller plus loin que la conservation de leur seule apparence. La protection et la restauration de cette enveloppe historique doivent être jumelées à la revitalisation sociale et économique, la renaissance des traditions, et la célébration d’un mode de vie particulier», explique Nasser Arafat en nous quittant.

La vieille ville de Naplouse ne possède plus aujourd’hui le patrimoine architectural de villes historiques situées à proximité, comme Jérusalem, Le Caire, ou Damas et Alep encore récemment. Cependant, son tissu architectural dense, ses ruelles étroites aux façades uniques racontent des milliers d’histoires, courant sur un fil de plus de dix siècles. L’enjeu est aujourd’hui de les écrire au futur.

Journalisme, la mort aux deux visages

Ces petites histoires intègrent la grande grâce aux témoignages. Historiens, journalistes, écrivains : tous jouent un rôle magistral lors des cambrures de la grande intrigue humaine. Des histoires, Abdulraheem Qusini en a beaucoup à raconter. Témoigner, rendre compte, voilà de quoi est fait son quotidien.

Il patiente dans l’hôtel Yasmina, le prestigieux établissement nabulsi défiguré pendant les combats. La moustache parfaitement taillée, le regard vif, mais aussi le sourire distant de celui qui en a vu beaucoup, peut-être trop. Le journaliste nabulsi est la mémoire visuelle des deux Intifadas.

Il a composé un fond photographique très étendu, couvrant plus de vingt ans du conflit. Récemment, il a pris des photos de Marion Fesneau-Castaing, la diplomate française mise au sol par les forces israéliennes lors d’un convoi humanitaire. « J’ai commencé ma carrière à CBS en 1992. Puis je suis entré à Reuters en 1997, explique-t-il après quelques minutes. Entre-temps, j’ai été blessé à trois reprises au cours du conflit, dont deux fois par balle. À Hebron [NDLR, ville palestinienne au sud de Jérusalem, souvent soulevée], j’ai reçu une bombe de sable au niveau de l’épaule. Elle s’est bloquée dans mon étui à camera, j’en porte encore des stigmates », explique-t-il en étendant sa jambe gauche, devenue roide, devant lui.

Avoir une bonne assurance-vie

Abed a toujours été présent avec son appareil photo. Même lorsque la situation est devenue ingérable pour les journalistes. « L’un de mes meilleurs amis, caméraman, a été abattu d’une balle dans la tête. Je me trouvais juste à côté de lui. La scène a été filmée en direct [NDLR, le documentaire Shots that bind, réalisé en 2003 par Kloie Picot, évoque cet épisode]. Nous portions pourtant la blouse orange, très visible, des correspondants de presse. »

Après des années sur le terrain, il est certain d’une chose : l’armée israélienne vise expressément les journalistes au cours des opérations. « D’où l’intérêt d’être couvert par une bonne assurance-vie », dit-il en esquissant un sourire. Huit journalistes sont décédés durant le conflit, dont deux étrangers, un Britannique et un Italien. Sans compter les multiples arrestations dont sont sujets les journalistes sur le terrain, lui compris.

Le travail était à réinventer chaque jour. Aux heures les plus violentes du conflit, il suffisait de se rendre dans le vieux centre pour tomber sur des combats. « Les tirs venaient alors de partout », dit-il en lançant des regards à droite, puis à gauche. Un bon mime. « Un jour, nous sommes parvenus à nous rendre à l’hôpital de fortune installé dans la mosquée du centre-ville. Un miracle que nous soyons parvenus à aller jusque-là. Les personnes à l’intérieur ont mis beaucoup de temps à nous laisser entrer, il y avait alors un véritable climat de terreur. Elles m’ont finalement reconnu. Nous étions peu de journalistes à être restés en ville. À l’intérieur, trente shahid [NDLR, martyrs, combattants palestiniens], et quinze blessés. »

« Les combattants palestiniens nous menaçaient également »

La solidarité, à cette époque, était précieuse. La nourriture manquait dans toute la ville, du fait du couvre-feu. Alors les gens essayaient et réussissaient souvent à faire parvenir des provisions des villages environnants, ou de Jenine.

« Moi-même, se souvient-il, pendant une période du conflit, j’acheminais discrètement, à travers les barrages, jusqu’à 150 kg de pain dans mon véhicule, que je recueillais chaque jour à l’extérieur de la ville. Certains Arabes Israéliens essayaient parfois de distribuer de la nourriture, mais les soldats les en empêchaient. » En tant que journaliste, il avait tout de même quelques avantages, comme celui de passer les check-points plus facilement. « En une vingtaine de minutes, dit-il. Ça attirait la jalousie des habitants, et la suspicion de certains combattants d’ici. »

Car des conflits existaient également entre la presse locale et les résistants palestiniens. « Ils nous menaçaient souvent », se souvient-il. Les insurgés reprochaient aux journalistes de ne pas traiter l’information de la bonne manière, c’est-à-dire partialement, ou de donner à l’armée israélienne des motifs d’action et de représailles. Dans son cas, des photos des combats qui montrent des visages, ou qui découvrent, même très partiellement, des initiatives de guérillas.

« J’envoyais mes photos depuis l’hôpital »

La communication de la ville vers l’extérieur n’était pas aisée. Néanmoins, la population trouvait toujours le moyen de rester informée. « Chaque nuit, je me rendais à l’hôpital de la ville, au milieu des gisants, pour charger mon ordinateur portable, envoyer mes photos aux journaux et agences », explique Abed, en finissant un deuxième café.

La rue qui nous fait face est la même qu’il a photographiée dix ans auparavant. Il me montre ses archives. Le décalage est saisissant. Toute les devantures des boutiques semblaient alors avoir été emportées dans un souffle.

Ses images, il voulait justement qu’elles fassent réagir. Contre l’injustice, et contre l’indifférence, surtout. C’est pour cela qu’il a commencé à prendre son appareil et sortir dans la rue. « Une voiture de la municipalité, mitraillée par les soldats israéliens et dont le conducteur était mort, est ainsi réapparue sur mes images pour montrer que cela n’aurait jamais dû arriver. Le gyrophare activé, la couleur, les logos… » Sans suite, assure-t-il.

Une voiture blindée pour les déplacements

Dans les périodes les plus tendues, il lui était impossible de rentrer chez lui le soir, tant la situation était lourde de menaces. Il se rendait alors à l’hôtel Qasr, du côté du quartier Rafidiya, pour la nuit. Travaillant pour Reuters, il s’est finalement équipé d’une voiture blindée pour les déplacements. « Un jour, une balle est venue se ficher dans le pare-brise, à hauteur de mon front. Sans cela, je serais mort aujourd’hui. » Il se balance sur sa chaise. Une fois de plus, semble-t-il dire.

« Sur mon balcon, j’affichais un drapeau géant marqué du mot « presse », afin d’éviter les balles de tireurs embusqués. Pourtant, je ne m’y aventurais que rarement pour prendre des photos. Seulement, des voisins m’ont pris un jour pour un tireur israélien embusqué… » Ce jour là encore, il évite encore de peu d’être abattu.

Censure et propagande

Avant, la ville comptait beaucoup plus de stations de radio qu’aujourd’hui, à savoir une dizaine. Du fait du flou juridique entourant le droit à la diffusion radiophonique, de nombreuses stations pirates sont apparues pendant les première et seconde Intifada. Dans ces conditions, il était possible de lancer une station de radio ou de télévision à peu de frais. Certaines chaînes nées à cette époque sont d’ailleurs toujours diffusées, et restent illégales aujourd’hui. Pendant les interventions militaires, l’armée israélienne prenait le contrôle du signal télévisé de force, afin de diffuser des messages à caractère propagandiste. « Ils l’ont fait à Naplouse en 2002 et 2003, à Gaza en 2008. Il balançaient aussi des prospectus du ciel », explique-t-il.

À Naplouse, cinq stations de TV et quatre radios locales diffusent leurs programmes quotidiennement. Les journaux les plus vendus sont les grands nationaux comme Al AyyâmAl Hayât al JadîdaAl Quds, imprimé a Jérusalem, subit une censure assez lourde au quotidien, d’après le journaliste. « Il y a toujours une relecture politique avant la publication », soutient-il.

Une cinquantaine de stations existent aujourd’hui en Cisjordanie et à Gaza. Parfois, des troubles naissent avec les autorités israéliennes, comme avec la station Islamic Quran, qui diffusait sur les mêmes ondes que l’aéroport local. Dans les accords d’Oslo, il est stipulé que c’est Israël qui possède tous les droits en regard avec les signaux TV et radio.

Parfois, les médias pour lesquels travaille Abed lui imposent des conditions très strictes quant au contenu de ses publications et de son site Internet. Se pose alors la question du journaliste investi professionnellement dans un combat qui est aussi le sien. « Reuters m’a conseillé de revoir certaines parties de mon site internet, comprenant des images jugées trop partisanes. » Il s’est toujours exécuté, même si à de nombreuses reprises, il a bien failli tout lâcher.

Nouveaux angles

Après avoir été messager de mort pendant de nombreuses années, il souhaite montrer aujourd’hui autre chose de la ville qu’il porte dans son cœur. Le nouveau visage d’un pays renaissant. « Il faut donner à voir la jeunesse qui s’active, le pays qui se reconstruit, m’explique-t-il en étalant d’autres photos sur la table. Le pouvoir des images est sans limite, autant l’utiliser pour autre chose. Rendre compte d’un combat, oui, mais d’un nouveau genre. Changer d’angle. »

Pourtant, les choses ne sont pas si simples. Car être journaliste en Palestine laisse peu de place à la rêverie. Le quotidien frappe ici avec méthode. « Tant qu’il y aura des choses à montrer ou à faire savoir, alors je sortirai dans la rue avec mon appareil », conclut-il, en partant saluer de vieilles connaissances.

Les Samaritains, une communauté entre deux feux

Marcher dans la rue, aborder les gens dans leur ouvrage, et les faire parler du quotidien, passé et présent. Voilà quelle était, tout simplement, ma démarche. Les rencontres sont multiples et les avis tranchés. Surtout à Naplouse, la ville du ressentiment. Alors, pour obtenir un jugement juste, il convient parfois de prendre un peu de hauteur. En allant, par exemple, à la rencontre de la communauté des Samaritains, perchés sur les hauteurs du mont Gerizim, témoin privilégié et tout en retenue des conflits qui agitent la région depuis la nuit des temps.

Khader Adel Cohen est un homme entouré et respecté. Lorsque je pénètre dans le village samaritain de Kiryat Luza, situé dans les faubourgs de Naplouse, au faîte du Mont Gerizim, le directeur du centre d’étude samaritain de Naplouse et prêtre à la synagogue m’attend, entouré de deux de ses fils et de quelques villageois. Un village samaritain, de nos jours ? Quand on évoque cette communauté, notre mémoire voyage volontiers dans les pages de la Bible, se figurant la parabole du Bon Samaritain (Évangile de Luc, chapitre 10), voire la Samaritaine qui tira de l’eau à un puits pour donner à boire à Jésus, à Naplouse (Évangile de Jean, chapitre 4). Pourtant, non seulement ce peuple a joué un rôle important dans l’histoire ancienne de la Palestine, mais leur culture, leur religion et leur héritage perdurent jusqu’à aujourd’hui. « Un jour plusieurs millions, nous ne sommes plus que sept cents aujourd’hui », explique le prêtre, avec un vague sourire.

Ils sont partagés entre Naplouse, majoritairement, et Holon, en Israël. Deux communautés survivantes, qui préservent ce qui reste d’un peuple autrefois important et influent, qui a énormément pesé sur la partie orientale de l’Empire romain et sur la civilisation occidentale. Les Samaritains étaient un peuple d’envergure, mais les conversions forcées au christianisme puis à l’islam, ainsi que les persécutions les ont décimés au fil des siècles.

Samaritains, les « gardiens de la foi »

Pourtant, beaucoup sont restés fidèles à la ville de Naplouse, lieu saint de la culture samaritaine : cela revient à dire, à leurs yeux, qu’ils n’ont jamais quitté la Terre sainte. Car c’est selon eux en haut du mont Gerizim qu’Abraham s’était rendu pour sacrifier son fils Isaac. La montagne serait le vrai centre spirituel des juifs, et non la ville de Jérusalem. Ils se considèrent ainsi comme les Israélites originels. Les Samaritains croient en un seul dieu. Ils sont venus écouter les enseignements de Moïse, mais ont rejeté le Talmud, les livres subsistant de la Bible hébraïque, et n’ont pas accepté non plus les enseignements traditionnels de la Bible.

« Par l’histoire et la tradition, nous sommes très attachés à la ville de Naplouse, sa région. Nos enfants vont à l’école et à l’université ici. Nous travaillons en ville, souvent dans le centre », explique le directeur du centre d’étude samaritain. Jusqu’en 1948, la communauté vivait dans la vieille ville, regroupée dans un quartier nommé Yasmina. Au milieu des années 50, ils se déplacent à Hay as Samara, près de l’Université an-Najah.

Puis, à partir de 1987 (lancement de la première Intifada) et surtout en 1995, les Samaritains se regroupent sur en haut du Mont Gerizim, la montagne sacrée. « Nous y possédions quelques terres, et avons pour coutume de nous retrouver au sommet chaque année pendant un mois, à l’occasion des célébrations religieuses. Avant de nous installer dans des maisons en dur, nous dormions sous la tente. »

Arabes pour les Israéliens, juifs pour les Palestiniens

Dans la communauté samaritaine, on raconte souvent l’histoire de Joseph Cohen aux visiteurs. Un membre de la communauté connu pour un fait plutôt rare : s’être fait tirer dessus, à quelques minutes d’intervalle, par des Palestiniens et par l’armée israélienne, lors de la seconde Intifada. Rentrant chez lui un soir, il est la cible de deux jeunes Palestiniens. Blessé, au volant de sa voiture, il ne peut s’arrêter au barrage de l’armée et essuie une seconde rafale.

« C’est l’histoire, en plus court, de notre communauté », rigolent les Samaritains. Ils sont enserrés dans un dilemme identitaire depuis le début du conflit israélo-palestinien : « Les Israéliens nous considèrent arabes, car nous parlons la langue et habitons ici. Les Palestiniens, eux, nous pensent juifs, car nous avons la Torah, et étudions la religion dans une langue dont l’hébreu est un dérivé. » Fait étonnant dans la région, ils possèdent deux cartes d’identité, l’une palestinienne et l’autre israélienne.

Une mythe entoure les Samaritains : celui de leur neutralité à toute épreuve. « Le prophète Mahomet a déclaré qu’il était interdit d’attaquer les Samaritains. La légendaire tranquillité de la communauté face aux remous de l’histoire remonte à cet épisode. » Pendant la première Intifada, leur habitude de ne pas prendre parti et de garder des secrets a poussé des hommes armés à utiliser leur quartier comme endroit pour exécuter les ennemis en plein jour, sans se soucier de témoins.

« Nous nous sentons plus Palestiniens »

« Les deux gouvernements nous donnent de l’argent », explique Khader Adel Cohen. Les dirigeants de tous bords souhaitent leur soutien, pour des raisons évidentes : leur grande légitimité géographique et historique dans la région. « Nous recevons plus de subventions de la part d’Israël que de la part de l’Autorité palestinienne », poursuit-il, alors que ses deux fils, assis de part et d’autre, restent pour l’instant silencieux. La Jordanie est également un allié précieux. En 1948, le Roi Abdallah les a assurés de son soutien inconditionnel.

Au détour d’une phrase, le prêtre lâche : « Nous nous sentons plus Palestiniens qu’Israéliens. Notre vie est ici, à Naplouse, il est normal que nous soyons plus proches d’eux. Ce sont les amis de nos enfants, leurs parents, nos collègues de travail. » Cet attachement profond à la ville de Naplouse, les Samaritains l’ont démontré tout au long de l’Histoire. Sous le joug ottoman, des centaines de milliers d’entre eux choisissent la conversion plutôt que l’exil. Bon nombre d’habitants de la ville dérivent de sept ou huit grandes familles originairement samaritaines, dont certains des noms sont bien connus des locaux : Habib, Aken, Sufan, Muslamani, Yaesh. Le dernier maire de la ville, aujourd’hui musulman, est issu de cette dernière famille.

Plus récemment, les Samaritains ne sont pas tous restés neutres lors de la seconde Intifada. « Deux personnes issues de la communauté sont actuellement en prison. Le premier, Nader Sadaqa, a tué deux soldats israéliens et a été condamné à une peine de prison à vie. Un autre homme, Karim Koren, impliqué dans un attentat à la bombe, a été condamné à dix ans de prison », explique le plus vieux fils de Khader, Asem, plus au fait que son père sur le sujet.

Survivre, mais à quel prix ?

Ibrahim Sadaqa est la première personne non samaritaine à s’être convertie à leur religion, en 1921. Une question de survie, à l’époque. « Auparavant, les conversions étaient interdites. Même lors des périodes les plus sombres de notre histoire. » Les chiffres sont éloquents. En 1917, à la chute de l’Empire ottoman, il ne restait plus que cent vingt et une personnes, et d’aucuns annonçaient la mort à venir de cette communauté minuscule ballottée par les vents de l’histoire. En 1970, ce chiffre est néanmoins remonté à trois cent dix-sept. Sept cent quatre-vingt-cinq personnes se disent samaritaines aujourd’hui.

Faute de femmes, et en raison des liens étroits qui unissent les familles samaritaines, l’endogamie est telle que des risques de malformation congénitale pèsent sur toutes les nouvelles naissances. Au milieu du vingtième siècle, près de 7 % des Samaritains en souffraient. Il y a quelques années, les sages de la communauté samaritaine ont résolu, faute d’autre choix, de laisser des hommes épouser des étrangères, à condition que ces dernières se convertissent.

Ces dernières années, ce sont ainsi onze Ukrainiennes qui ont rejoint la communauté. Des femmes chrétiennes qui se sont converties pour pouvoir épouser un Samaritain. De Turquie, des musulmanes sont également venues. Gardiens d’une foi millénaire, les disciples de la religion samaritaine utilisent des méthodes modernes pour permettre à leur communauté de survivre : rencontres sur la toile, épouses choisies par correspondance et tests génétiques prénuptiaux font parti du quotidien local. Khader Adel Kohen s’oppose, quant à lui, à ces pratiques : « Je ne veux pas que mes fils épousent des étrangères. Il vaut mieux prendre, au pire, des adeptes juives converties », explique-t-il sans détour. La décision d’ouvrir la communauté l’a fragilisée, par les dissensions qui y sont nées.

Négociants sans frontières

La communauté samaritaine a été obligée de trouver de nouveaux moyens pour assurer son avenir. Du fait de leur statut binational unique, certains entrepreneurs samaritains proposent un service de livraison sans commune mesure aux hommes d’affaires nabulsi.

Beaucoup exportent leurs marchandises vers les villes israéliennes. Ils doivent alors passer par les points de contrôle israéliens, retardant parfois les livraisons de manière extrêmement pénalisante. « Les conducteurs samaritains aident, car ils peuvent transporter des marchandises en Israël en l’espace d’une seule journée », explique Asem, le fils de Khader Adel Cohen.

Les Samaritains possèdent-ils des représentants au niveau du Parlement, ou de la municipalité ? « Nous possédions un siège au Parlement, autrefois. Un siège réservé aux élus samaritains, s’enorgueillit le prêtre. Mais Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne, a décidé que nous n’étions qu’une composante de la société, comme les autres, et qu’a ce titre, nous ne devions pas jouir d’un privilège particulier. »

Malgré leur perte d’influence, les Samaritains voient l’avenir d’un bon œil. La raison en est simple : « Je suis versé dans l’astrologie. Je peux prédire le futur, explique le patriarche, dans une pose grave, une main posée sur la Torah. Un don tiré d’Adam. Nous sommes capables de prédire exactement la date du Ramadan pour les cinq cents prochaines années. » Les Samaritains d’aujourd’hui ont hérité de livres d’astrologie millénaires. Ils pensent tirer cette science de leur ancêtre, le prophète Joseph, qui interprétait les rêves. Mais la plupart des livres anciens ont été vendus en raison de la pauvreté d’hier et se trouvent désormais dans des bibliothèques russes ou américaines.

Quoi qu’il en soit, le ciel semble s’éclaircir dans le lointain, pour les Samaritains. Si c’est à cause des nouvelles venues ukrainiennes, ou pour une autre raison, Khader Adel Cohen ne nous le dira pas. Un secret gardé par l’étoile qui protège les Samaritains depuis plusieurs millénaires. Une communauté qui semblent veiller, aujourd’hui encore, sur la ville de Naplouse. Comme aux tous premiers siècles.

« La troisième Intifada sera culturelle »

Le passé, la tradition, mais aussi la blessure. Le présent et l’avenir, le changement et l’inconnu. Comment combiner les deux formules ? Une partie de la jeunesse de la ville s’y attache aujourd’hui, à sa façon. Sans rien oublier, mais sans tomber dans l’éternel cercle frondeur d’autrefois.

La première fois que j’ai rencontré Nidal, c’était dans le centre commercial flambant neuf de la ville, voisin direct du vieux souk et qui le dépasse de plusieurs têtes. Le symbole du renouveau nabulsi. Musicien reconnu, il voulait me vendre un oud, modèle syrien. Quelques jours plus tard, j’ai fait la connaissance d’Aboud, son meilleur ami, lorsqu’il m’a invité chez lui pour un concert.

Nidal et Aboud ont vingt-quatre ans, sont amis mais se disent frères et habitent sur l’un des versants du mont Ebal, face à la reine déchue de Palestine, allongée dans la vallée. De nuit, la vue y est magnifique. Les lumières tombent sur la ville, devenue ciel inversé. Une vallée aux étoiles. Le morceau Oummì, de Marcel Khalifa, sourde des enceintes du salon. « Ici, nous disons souvent : à chaque moment de la journée son compositeur. Le matin, c’est l’Égyptienne Oum Khoulsoum, et le soir le Libanais Marcel Khalifa », m’explique Nidal.

Le pays du poète Ibrahim Touqan

« Pourquoi est-ce que je parais si bouleversé quand je joue ? », répète-t-il, alors que je l’interrogeais sur sa gestuelle assez dramatique, et plutôt drôle à mes yeux, lorsqu’il empoigne son oud. « C’est simple, sourit-il, c’est la seule façon pour moi d’interpréter un morceau. Un jour, j’étais assis a la fenêtre, je jouais le poème Mawtinì [NDLR, Mon pays], d’Ibrahim Touqan. Les soldats israéliens sont entrés sous mes yeux dans l’hôpital, pour le fermer. C’était en 2005, triste journée. Ce soir là, j’étais bouleversé. Cette façon de jouer ne m’a jamais quittée. »

Il y a tout le temps du monde chez Aboud, et il a été difficile de trouver un moment pour que lui et Nidal me racontent leur histoire, et essayent de me présenter leur avenir. « Nous avons commencé à jouer du oud à peu près en même temps, il y a neuf ans. On se décrit souvent comme deux paires de fesses dans un même caleçon. »

Où que l’on retrouve les deux amis, l’instrument n’est jamais loin. Un étendard pour une partie de cette jeunesse qui se reconnaît autant dans le debke et le oud que dans la culture hip-hop. Corps bombé, manche incliné et résonance profonde, le oud jouit d’un grand prestige dans la culture palestinienne, comme dans le reste du monde arabe.

« Musicien, ce n’est pas un métier, ici »

Aboud explique les choses très posément. Un flegme qui contraste avec l’énergie qu’il dégage l’instrument à la main. « Petit, j’avais toujours les mains en l’air quand une mélodie passait dans la maison. Ça permettait de passer le temps quand la ville était sous couvre-feu. » Il en est venu naturellement à la musique, au oud. Pour Nidal, c’est différent. Son oncle, pour pérenniser son conservatoire nouvellement lancé, avait besoin de jeunes musiciens. Sa mère lui a forcé la main, avant qu’il ne se mette à jouer, « avec frénésie ».

S’amuser avec un instrument ou en faire son métier : les deux options ne jouissent pas de la même considération auprès de la famille. Celles des deux jeunes n’ont pas accueilli leur volonté de la façon la plus favorable. « En Palestine, lorsque l’on veut devenir musicien, ou artistes de manière générale, on fait face à de nombreuses résistances, explique Nidal. On ne cessait de me répéter qu’artiste, ce n’est pas un métier. Être professeur, pourquoi pas, mais autrement… les parents veulent autre chose pour leurs enfants. Ça évolue, lentement, mais ça évolue », reprend-il après réflexion. Les deux jeunes hommes poursuivent leurs études en parallèle, pour la famille et les on-dit, en partie, parce que les cachets sont beaucoup trop justes, aussi. Impossible d’en vivre. Aboud suit des études de médecine, Nidal une filière marketing. « Si on ne gagne pas d’argent en jouant, c’est aussi parce que les propriétaires d’établissement font monter le prix des concerts depuis plusieurs années. Déjà qu’à Naplouse, les sorties sont rares, si en plus les prix sont exorbitants, les gens ne bougent plus. »

Imaginaire musical

Habib al Deek, leur professeur, a joué et joue toujours un rôle majeur dans leur histoire. « Il est comme un oncle pour nous, explique Nidal. Nous interprétons beaucoup de morceaux qu’il a composés. Ses conseils ont beaucoup d’importance. »

Avant mon retour en Bretagne, ils me le présentent. L’appartement du professeur, figure de la vie musicale locale, vaut le coup d’œil à lui seul. Baignés dans une lumière tamisée, les lieux invoquent un imaginaire musical fascinant. Les ouds se comptent par dizaine, accrochés aux murs ou ouverts en deux, comme des poires fendues à même le sol. Les darboukas, les flancs percés, jalonnent le passage, quand une multitude d’instruments attendent une cure de jouvence dans tous les recoins de la pièce. Il me montre des instruments qui datent de plus d’un siècle, syriens, turcs, jordaniens. Dans l’entrebâillement des portes, la séquence des cordes semble s’étirer à l’infini.

Un atelier salutaire. Le oud nécessite un entretien régulier. Quand la colère des hommes ne vient pas encore compliquer les choses. « Un jour, au check-point de Huwara, les soldats israéliens nous ont demandé de jouer de nos instruments, avant de pouvoir passer. Ils rigolaient. Juste après, il les ont brisés devant nos yeux, sans donner aucune explication », enrage Nidal.

« Notre arme, c’est la musique »

Aboud et Nidal, comme la majorité des jeunes Palestiniens de leur âge, ont un discours plutôt pacifique. « Nous disons à qui veut l’entendre que notre génération n’est pas celle des armes. Des armes à feu, j’entends. » Content de l’effet que produit sa parole, il reprend : « Notre arme à nous, c’est le oud. Notre instrument et notre musique, de la même manière que pour certains, c’est la danse, c’est le debke. On doit passer à une confrontation culturelle. »

Ils souhaitent exprimer au monde leur frustration, mais d’une manière qui n’appelle pas le mépris ou la violence. Montrer aux gens que la culture et le peuple palestiniens ne se résument pas à ce que les médias en disent. Et pour cela, ils jouent de la musique, et ne cessent de voyager à l’étranger pour se faire les ambassadeurs culturels d’une nation perpétuellement instable.

« Je ne crois pas que lancer des pierres changera quoi que ce soit, lâche Aboud. Pour autant, je me souviens d’absolument tout, et le passé ne s’efface pas. Le couvre-feu. Les fouilles de nuit. À l’époque, il n’y avait pas de futur, pour personne. Tout était fermé. Parfois, j’étais terrifié à la simple idée de me rendre à la salle de bain. Les bâtiments sautaient au hasard, les tireurs d’élite abattaient sur la seule foi du doute. »

Le drapeau palestinien autour du monde

Aujourd’hui, la situation s’est améliorée pour les musiciens, expliquent-ils. « Il y a cinq ans, on se rendait à tous les concerts qui étaient organisés à Naplouse et Ramallah. Il y avait dix, vingt personnes peut-être, maximum. Aujourd’hui, les salles sont pleines à Ramallah. Ici à Naplouse, la culture n’est pas trop à la sortie. » Le soir, justement, ils se produisent dans un bar branché de la capitale économique de Cisjordanie. Beaucoup d’expatriés sont présents, mais aussi une bonne partie de la jeunesse aisée de la ville. La fête monte en puissance, jusqu’à ce que les buveurs s’empoignent dans un debke général, improvisé.

Avec le groupe Duo oud, les deux jeunes ont déjà beaucoup voyagé. Europe, Afrique, Moyen-Orient. Ils essayent d’exporter la culture palestinienne et échangent beaucoup avec les autres artistes et spectateurs, lorsqu’ils sont invités à des festivals ou ateliers. « On rencontre beaucoup de monde, pendant les tournées. On discute, on débat beaucoup, et parfois on est surpris de l’ignorance des gens relativement à la Palestine. » Ainsi de ces trois Estoniennes, m’expliquent-t-il, qui leur ont demandé si la Palestine se situe bien en Afrique. Ce à quoi Nidal a répondu par une autre question : « Est-ce que ça n’aurait pas été plus simple ? »

En France, surchargés, voyageant en train, les deux jeunes croisent également beaucoup de monde et ne laissent pas indifférents. « Nous attendions le départ, quand un homme, qui avait remarqué le drapeau palestinien enroulé autour du oud, nous demande : c’est une bombe, dans cet étui ? » Au début, personne ne rigole. Puis l’homme se met à éclater de rire. Détente. « C’était de l’ironie, ses parents étaient israéliens. On a discuté ensuite pendant plusieurs heures. » Le conflit israélo-palestinien version parisienne. Désamorcé.

Aujourd’hui, les deux jeunes aimeraient bien enregistrer un album, pour donner corps à leurs morceaux, à leurs reprises. « Mais on n’a pas l’argent pour. Puis trouver des mécènes ici, ce n’est pas facile. Alors on attend. » Comme Naplouse n’est pas très tendre avec ses artistes, ils repartiront l’été prochain pour une série de dates, en Europe et en Afrique. En espérant qu’un jour, les choses seront plus faciles ici. Quand la Palestine reconnaîtra que le oud n’appartient pas qu’à son passé glorieux, mais aussi à un avenir encore à composer.

Partir ou se relever : une jeunesse nabulsi divisée

L’avenir et la jeunesse, j’ai essayé de m’y intéresser, avec difficulté. Quand les avancées politiques et économiques sont si fragiles, difficile de faire des plans sur la comète. Pour les jeunes, encore marqués par la seconde Intifada et ses retombées, le défi est aussi grand que pour les aînés. Voire plus grand : il faut dépasser le souvenir dans lequel reste bloquée une grande partie de la population nabulsi.

Ali, vingt-quatre ans, étudiant en langues étrangères à l’Université An-Najah de Naplouse, la plus importante de toute la Cisjordanie, m’accompagne voir un match de football au stade municipal de la ville. L’opposition du jour met aux prise Qalqiliya, quartier de Jérusalem, à Al-Birah. La tension est palpable dans les gradins : l’équipe qui perdra le match descendra en seconde division. Les supporteurs de deux équipes se jaugent à distance, séparés par le terrain et deux cordons de policiers. Le public du stade est composé presque exclusivement de jeunes. À la mi-temps, je l’interroge sur ses désirs et ceux de ses amis. « On veut voyager, étudier. Revenir à la réalité, qui nous fuit depuis trop longtemps. Je veux découvrir d’autres pays, vivre simplement. Comme tout le monde. »

Ce désir de normalité sort de toutes les bouches, spontanément. Évidemment. Les jeunes Nabulsis veulent travailler, voyager, faire la fête. Quoi de plus normal ? Pourtant, il s’agit là de choses qui, pendant de nombreuses années, leur étaient inaccessibles. À une époque si proche que la peur, les interdits, et l’abattement sont encore profondément gravés dans les esprits. Qui penserait faire la fête en temps de guerre, quand même le pain manque et que les mères pleurent leurs enfants morts ?

Le « Nouveau Nablus », un ostracisme assumé

Sobhee est de cette jeunesse qui souhaite rattraper le temps perdu avec une avidité surprenante. Au volant de sa Hyundai — « Tu sais combien coûte ma voiture ? Quatante mille dollars », lâche-t-il avec une fierté enfantine —, il m’emmène à proximité du mont Gerizim, qui fait face au mont Ebal. Entre les deux serpente la ville, nichée tout en longueur dans la vallée. Il vient d’acheter un terrain et une maison d’une valeur d’un million de shekels (deux cent dix mille euros), sur un site appelé New Nablus, le « Nouveau Naplouse », en référence à sa modernité, son ostracisme assumé et la population qui l’habite : des hommes d’affaires, des médecins, des avocats. Pour habiter ici, une seule condition : avoir de l’argent.

Sobhee ne s’en cache pas : « Je me suis installé ici pour vivre avec les bonnes personnes. Toute ma famille va vivre à proximité. Ce quartier est flambant neuf, il est privé et gardé par une porte. Ici il n’y a que du beau monde. » Beaucoup de maisons sont toujours en construction, preuve que la sortie du conflit est encore récente. Le quartier ressemble davantage à une colonie israélienne, avec ses bâtiments ultra-sécurisés et dispersés sur un terrain en friche, pourvu d’une seule route qui serpente entre les habitations. « Ne t’inquiète pas, d’ici quelques mois, tout aura changé, ici », ajoute-t-il avec le sourire. Finies, les années de solidarité et de débrouille, quand riches et pauvres n’étaient pas loin d’être égaux face au malheur et à la mort qui fauche au hasard. Les inégalités n’en finissent plus de se creuser, aujourd’hui, dans un pays qui compte aujourd’hui des dizaines, peut-être des centaines de millionnaires.

Au loin, une construction monumentale apparaît, inspirée des fastueux palais vénitiens, tout en haut du mont Gerizim. La coupole rappelle celle de Saint-Pierre de Rome, ou de la mosquée Al-Aqsa de Jérusalem. C’est la maison de Munib al-Masri, un homme d’affaire richissime qui a fait fortune dans le pétrole et le gaz. Un ami de Yasser Arafat et la première fortune de Cisjordanie. « Un voleur d’État, grogne Sobhee. Il ne vit sur place qu’une semaine par an, et encore… » L’argent rend fier, comme il suscite la rancœur.

Du business avec la Chine

Sobhee gagne sa vie de multiples façon, comme beaucoup de jeunes Palestiniens. En ce moment, son activité principale consiste à importer de Chine et de Turquie des ustensiles de cuisine pour les revendre dans toute la Cisjordanie, et même à Gaza. « Moi et mon frère gérons un magasin dans le vieux centre. En fait, on a deux boutiques. On vend des articles de cuisine et d’intérieur. Une petite sauteuse revient à cinquante shekels, des prix assez bas, accessibles à tous. »

Malgré son relatif succès dans les affaires, comparativement à nombre de ses concitoyens, il ne peut s’empêcher de pester contre l’administration israélienne et les douanes, qui lui imposent de nombreuses charges. « Un conteneur moyen coûte environ quatre mille dollars. Il faut compter trois mille dollars de taxes en plus pour faire venir la marchandise d’Israël. Les marges ne sont pas aussi importantes qu’elles pourraient l’être », s’emporte-t-il.

Le fait qu’il parvienne à commercer avec des partenaires gazaouis m’étonne, dans un contexte de fermeture de la bande aux affaires du monde. Il explique : « Pour faire du commerce avec Gaza, il est nécessaire d’avoir un casier vierge, comme le mien. Le prix des marchandises est très élevé sur place, alors c’est vraiment intéressant de faire du commerce là-bas. On fait venir la marchandise de Chine, en transit. Les prix montent à quarante shekels, pour un produit vendu vingt-cinq shekels ici, à Naplouse. »

« Ici, on s’ennuie. Je veux une ville qui vibre »

Sa réussite actuelle, il la doit à son père, homme d’affaires, à sa ville et à la guerre, qu’il a vécue à distance. Pourtant, il ne souhaite pas rester à Naplouse pour s’y installer. Là encore, le phénomène n’est pas original et touche la jeunesse palestinienne de manière exponentielle. Certains, bien sûr, déclarent qu’ils ne peuvent pas partir, car personne ne s’occupera alors du futur en pointillé de leur nation. « Un Palestinien qui s’en va à l’étranger, c’est une voix de plus qui s’éteint, c’est un peu plus de pouvoir pour Israël, me déclarait un jeune homme, tout juste installé dans une maison à la périphérie de la ville. Je pourrais gagner plus d’argent, faire de meilleures études ailleurs. Mais je choisis de rester ici. »

La plupart des jeunes rêvent d’Amérique, d’Europe, d’Italie, d’Espagne, de France. De football, de vêtements de marque et de musique occidentale. Les cours de langues étrangères flambent dans le pays. La demande est très importante. Sobhee, lui, a déjà fixé ses objectifs : « Je ne veux pas me marier, bien que je sois l’aîné de la famille. J’ai vingt-cinq ans, c’est l’âge. Ce que je veux, c’est aller en Amérique ou en Chine, comme certains de mes amis. Il ne se passe rien ici, je veux vivre dans une ville qui bouge, qui vibre. »

Comme beaucoup de jeunes dont les parents ont les moyens, il a déjà voyagé à de nombreuses reprises, surtout durant la seconde Intifada. Ces allers et retours n’ont fait qu’affûter son envie de départ. « J’ai déjà voyagé treize fois en Chine. Je parle un peu la langue. L’obtention de visas est facilitée pour les hommes d’affaires comme nous. »

Faire un tour d’Europe

Amjad, vingt-deux ans, est lui parti de Naplouse pour vivre son rêve : faire un tour d’Europe, visiter la France, l’Italie et l’Espagne. Surtout, pénétrer dans le stade mythique de l’équipe de Barcelone, le Nou Camp. Il est rentré il y a quelques semaines, et n’a qu’une envie, repartir.

Diplômé en avril de l’Université an-Najah, en langues étrangères, il m’a accompagné aux élections étudiantes dans la foulée. Un rendez-vous majeur, qui dessine souvent le futur politique de la nation entière. C’est un baromètre très efficace pour mesurer la température du pays et ressentir les points de friction en maturation. Amjad soutenait un petit parti créé pour l’occasion, qui ne fera qu’un score minime.

À cette occasion, le Hamas fait un score inattendu, élevé. L’université est drapée des couleurs jaune et vert, symboles des deux partis, qui se répondent d’un coin à l’autre de l’université. Le pays compte près de 60 % de moins de trente ans. Ce sont eux qui composeront la Palestine de demain. « Que le Hamas fasse un tel score m’inquiète. Je m’attendais à autre chose, peut-être que je ne connais pas aussi bien mon pays que je le pensais », lâche-t-il. Le discours du Hamas est resté très virulent, et prône l’action violente contre Israël jusque sur certains bancs de l’Université.

Pendant ce temps-là, à Ramallah

Depuis la fin de la seconde Intifada, Ramallah a connu un destin plus favorable que la petite Damas. Le commerce y est plus dynamique, la fête omniprésente, et c’est là que l’Autorité palestinienne a construit ses nouveaux quartiers. Si c’est bien à Nablus qu’est basée l’Université An-Najah, les expatriés s’abandonnent plus facilement dans la vie nocturne de la ville à la mode. C’est très simple à observer : « Les lieux nocturnes se comptent sur le doigt d’une main à Naplouse, quand il est plutôt difficile de se mettre d’accord sur le choix d’un bar à Ramallah, tellement il y en a… », explique Nidal, vingt-trois ans, musicien.

Sameer, vingt-sept ans, originaire de la montagne de feu, travaille dans la finance à Ramallah. Il regrette le Naplouse d’avant le conflit. La belle vie, à ses yeux, c’est de parader au volant de son coupé la nuit venue, en poussant le son de la musique au maximum. « J’étais jeune, mais on me dit que le Naplouse d’avant était comme Ramallah aujourd’hui. Une ville un peu folle, qui proposait beaucoup d’activités. Aujourd’hui, c’est une ville qui regarde en arrière. » Malgré sa modernité et une sortie du tunnel menée avec beaucoup d’intelligence, Naplouse n’attire plus la jeunesse comme avant.

Excipit : La montagne de feu

Difficile de composer le portrait d’une ville quand tant de contradictions profondes y cohabitent. Violence et pacifisme éclairé. Oubli et ressentiment. Résidences sécurisées et camps de réfugiés. Civils palestiniens et à proximité, sur la colline voisine, colons israéliens. Pourtant, c’est de ce métissage à première vue impossible que naît l’intérêt du visiteur pour cet espace ballotté, qui se cherche un avenir à tâtons. Une mosaïque, dont il faut rendre compte, simplement. Entre mythe et pragmatisme. À l’image d’une nation palestinienne invariablement fragile, forte de sa seule identité, incompressible. Et d’une volonté forgée dans le fer, qui parfois semble fondue jusque dans les entrailles de la montagne de feu.

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