Les nuits sont souvent agitées à Amsterdam. Des touristes venus de tous les horizons se ruent dans les coffee-shops et les bars. Ils passent aussi devant les célèbres vitrines du quartier chaud. Nous avons voulu savoir ce qui se tramait derrière les rideaux rouges…
De Wallen, dimanche de Pâques, le soir. Un jeune couple s’enlace sur un pont reliant deux rives colorées par les devantures des sex-shops, des salons de massage et des peep-shows. Un peu de douceur dans un monde de stupre… Personne n’y prête attention. Dans ce haut lieu du romantisme batave, on peine à regarder devant soi : les lumières des vitrines fascinent trop les mirettes. Une blonde plantureuse en porte-jarretelles sur la droite, une asiatique inspirée par son rôle de secrétaire libertine sur la gauche. Des hochements de tête inlassablement répétés par les centaines d’automates qui cheminent dans les venelles du Quartier rouge. La comédie qui se joue ici oscille entre pathos et burlesque. Anglais, Italiens, Français, Espagnols, Chinois, Amerloques… Tous ont la langue bien pendue. On s’amuse, commente, évalue, s’interroge, pérore, s’indigne… The Red light district, c’est Sodome et Babel à la fois. Dans certaines ruelles, où des prostituées étrangères voisinent avec des immigrés propriétaires de fast-foods, trois pas suffisent au touriste pour passer d’un corps à un plat exotique. Manger son kebab en reluquant une slave à moitié nue après avoir fumé de l’afghan est envisageable. Partout, les excès du libéralisme culturel et du capitalisme mondialisés sautent aux yeux.
Disneyland du sexe
Je m’étais déjà promené dans ce labyrinthe bordélique il y a huit ou neuf ans. Le quartier chaud, situé au cœur de la ville, a changé : on l’a nettoyé, pigalisé. À l’époque, des dealers de coke et d’ecstasy vous apostrophaient tous les quinze mètres ; ils se distinguent désormais par leur discrétion. Les filles, elles, restent fidèles au poste, mais semblent moins nombreuses. Les autorités locales, lassées par les problèmes engendrés par le phénomène, ont changé de politique : des propriétaires se sont vu retirer leur licence, la mairie rachète les baux des anciennes maisons closes. Treize ans après sa légalisation, la prostitution est de moins en moins tolérée par l’opinion publique aux Pays-Bas. L’initiative devait permettre aux professionnelles d’exercer en toute sécurité, sans souteneur… L’enfer est toujours pavé de bonnes intentions. Côté face, les prostituées bénéficient d’une couverture sociale et payent des impôts ; côté pile, le trafic des êtres humains (notamment des mineurs) est en pleine expansion, et bon nombre de travailleuses tapinent sous la contrainte. Difficile de discerner le légal de l’illégal dans cette « industrie » où maquereaux et « exploitants d’entreprise de relaxation » se côtoient d’un peu trop près. Les touristes qui se promènent dans ce parc d’attractions réservé aux adultes en ont-ils conscience ? La majorité vient juste se rincer l’œil ou « constater » ; les autres ne laissent transparaître aucun sentiment de culpabilité quand ils passent outre la morale et franchissent le seuil qui les sépare d’un paradis aux promesses artificielles.
Gabrielle
Avancer dans ces ruelles est compliqué. Certaines sont si étroites qu’il est impossible de marcher côte à côte. Les bouchons laissent aux amateurs de lèche-vitrine le temps d’admirer les modèles de chair exposés. Il y en a pour tous les goûts : toutes les nationalités et tous les physiques. Vénus n’a pas de couleur de peau. Elles mangent, s’emmerdent, se font les ongles, lisent leurs SMS, se dandinent avec grâce ou vulgarité, soutiennent le regard des passants qui leur plaisent, détournent le leur dans le cas contraire et s’agitent de plus belle quand elles pensent avoir trouvé le pigeon idéal. Les filles choisissent… Au premier coup d’œil, elles devinent quel type de micheton vous êtes. Je tape dans celui d’une métisse en maillot de bain qui se déhanche sensuellement. C’est réciproque. De longs cheveux ondulés tombent sur ses épaules. Ventre halé, silhouette longiligne, belle poitrine et yeux de velours. Elle est parfaite. La porte s’ouvre, j’entre, la jeune femme tire le rideau cramoisi.
« Alors que Céline Dion chante Pour que tu m’aimes encore, je descends l’escalier en songeant que j’étais beaucoup plus « nice » et « sexy » cinq minutes plus tôt »
Je découvre une pièce exiguë et dépourvue de décoration. Aucun objet personnel, hormis un lecteur rose dans lequel tourne un CD de Céline Dion. Rien n’indique que « chez elle », c’est vraiment chez elle… Nous échangeons quelques mots. La diablesse devine à mon accent que je viens de France. Elle veut connaître mon nom. Je lui pose la même question. « Gabrielle », répond-elle en m’enfleurant le bras. D’un geste de la main, elle m’invite à monter les quelques marches qui nous séparent d’une petite chambre où se propage une lumière bleutée. Elle est tapissée de miroirs et meublée d’un grand lit aux draps blancs qui prend presque toute la place. Gabrielle me flatte pour me mettre à l’aise : « You are nice, you are sexy, chéri ! » Elle s’étend sur sa couche, j’enlève mon manteau. « How old are you ? », demandé-je. « Twenty-six », dit-elle en insistant sur le X. Je l’interroge ensuite sur ses origines. Elle marmonne le nom d’un pays que je ne comprends pas puis change de sujet de conversation. Gabrielle est pressée et exige que je paye tout de suite. « 50 euros la pipe et l’amour, me renseigne-t-elle en français, 110 les 30 minutes ». Le supplément est plus coûteux que la prestation de base… Je prétends n’avoir que 40 sur moi, négocie. « Really ! you have not money ?! Why do you come if you have not money ? » Je lui raconte que je ne connaissais pas les prix et laisse entendre qu’ils me paraissent excessifs. Des yeux désapprobateurs se posent sur ma mine suspecte. Elle doit penser que je l’arnaque. Elle a raison. Gabrielle s’agace, me fait comprendre que je lui fais perdre son temps. Elle se lève brusquement et m’ordonne de ficher le camp. Alors que Céline Dion chante « Pour que tu m’aimes encore », je descends l’escalier en songeant que j’étais beaucoup plus « nice » et « sexy » cinq minutes plus tôt. Gabrielle me congédie avant de claquer la porte. La pute !…
Linda
Dehors, la fête bat son plein. À cette heure, nombreux sont les passants éméchés dans ce dédale de ruelles glauques où s’accumulent les ordures et les comportements varient selon le degré d’alcool et de bêtise. Sur mon chemin, je tombe sous le charme d’une brune callipyge qui porte des dessous rouges. Elle me sourit mais je ne m’arrête pas. Je m’engage bientôt dans une impasse où clignote l’enseigne d’un bar au nom évocateur : La vie en Proust. À l’intérieur, des filles peu farouches se trémoussent sur un large comptoir, derrière lequel une barmaid aux seins nus pousse à la consommation pendant que les clients contemplent le spectacle ou participent en glissant quelques billets dans les culottes de celles qu’ils invitent sur leurs genoux. L’un d’eux a le nez (littéralement) plongé dans le décolleté d’une latine aux cuisses adipeuses, qui remue son postérieur sous les encouragements de l’assistance. Ici, les danseuses sont moins belles que les prostituées des vitrines. Je retourne voir la dame en rouge.
« Dans le quartier chaud d’Amsterdam, il y a des michetons qui déchantent, des types au regard lubrique et des touristes aux pupilles dilatées venus vivre les rêves qui les hantent au large d’Amsterdam »
Elle s’appelle Linda. En l’abordant, j’ai éprouvé un sentiment de gêne que sa cordialité n’a pas réussi à dissiper. Elle m’a accueilli dans une pièce de huit ou neuf mètres carré, tout au plus. Nous ne nous sommes pas dit grand chose ; je ne lui ai même pas demandé d’où elle venait. J’ai payé (50 euros) puis je me suis dévêtu. Pas le temps de philosopher dans le boudoir, la prestation ne dure qu’un quart d’heure. La chambre ressemble à celle qu’occupait Gabrielle : aucune décoration hormis des miroirs (aux alouettes ?) accrochés un peu partout. Linda est ravissante. De grands yeux bleus posés sur de hautes pommettes colorent son visage pâle comme le marbre. À côté du lit, sur un guéridon blanc, sont étalés des dizaines de préservatifs. Elle en pioche un, déchire l’emballage avec ses dents, puis déroule la membrane en latex sur mon priape, le réservoir pincé entre les lèvres. Linda est une professionnelle : lors de ce premier contact, sa peau ne rencontre pas la mienne. Une fois les préliminaires terminés (une fellation expéditive), elle s’adosse contre des coussins et ouvre les cuisses. Je n’aurai droit qu’à cette position… Je tente de l’embrasser, mais elle tourne la tête. Les putes n’embrassent pas… Je prie ma Nana de bien vouloir retirer son soutien-gorge. Elle y consent mais m’interdit de toucher ses seins. Je ne peux pas non plus toucher ses fesses. Mes doigts sont condamnés à errer sur ses hanches et ses jambes pendant la bagatelle, qui ne va pas s’éterniser. Le chronomètre invisible tourne ; aussi j’accélère et jouis dans les temps. Quand je quitte Linda (un au revoir banal et insipide), s’ajoute à mon sentiment de gêne l’impression de m’être fait flouer.
Sympathy for the devil
Dans le quartier chaud d’Amsterdam, il y a des michetons qui déchantent, des types au regard lubrique et des touristes aux pupilles dilatées venus vivre les rêves qui les hantent au large d’Amsterdam. Il y a des prostituées rusées, des danseuses dénudées, des salauds de maquereaux et des entrepreneurs du sexe dénués de scrupules. Il y a des propriétaires de fast-foods, de bars bruns et de coffee-shops qui profitent de l’affluence générée par le commerce des corps. Il y a des familles qui emmènent leurs enfants à l’école le matin sans prêter attention aux putes sur le trajet. Il y a même une église, la plus ancienne de la ville, qui domine cette foule sentimentale que je ne suis pas malheureux de quitter. Dieu et Satan se côtoient ici, et malgré la taille de l’édifice, Dieu se fait tout petit. À quelques mètres de la vénérable Oude Kerk, deux néons brillent dans l’obscurité. La première vitrine est occupée par une noire potelée d’une quarantaine d’années ; dans la seconde, une jeune caribéenne patiente sur un tabouret. La plus jolie ouvre sa porte. Je prétends être fauché mais elle insiste. La belle (j’ai oublié son nom) est vénézuélienne. Elle me demande, non sans malice, ce que j’ai fait de mon argent. Je lui réponds, non sans humour, que j’ai dépensé plus que de raison. Nous bavardons quelques minutes. Elle raconte qu’elle vit ici depuis trois ans, que les clients sont souvent agréables mais qu’elle voit de tout. Je blague un peu sur la mort d’Hugo Chávez ; elle rit de bon cœur. À aucun moment elle ne se départit de son sourire. Je lui dépose un baiser sur la joue avant de me retirer. Difficile de ne pas ressentir une certaine tendresse pour ces filles qui n’en donnent jamais aux amants de passage dont elles vident les poches et le reste. Dehors, des Anglais pintés chahutent. Ma Vénézuélienne ne leur prête pas attention. Plus rien à attendre de cette nuit habillée de rouge. Rideau.
★★★★★